J’entame un feuilleton, discontinu, que le lecteur se rassure, je ne souhaite pas le lasser par cinq ou six articles successifs sur le même thème, à savoir la distinction morale entre l’homme et l’animal. Au cours des épisodes j’aborderai ce que nous enseigne la tradition occidentale sur cette question : religion, philosophie, biologie, éthologie, et j’essayerai de faire entrevoir les risques encourus à vouloir abandonner ces enseignements au profit d’une confusion entre l’homme et l’animal.
L’épisode n° 1 de ce feuilleton parlera de ce que l’air du temps nous dit.
Fin 2001, le philosophe français mondialement célèbre, Jacques Derrida, répondait sur France-Culture à des questions sur sa position à propos du rapport aux animaux.
A la première question qui portait sur l’autorisation ou l’interdiction morale d’écraser des cafards, Jacques Derrida a répondu : « Non, il n’y a pas interdiction de tuer quand c’est nécessaire, je demande seulement qu’on éprouve un peu de compassion et de culpabilité ».
Puis un peu plus tard :
« Il faudra bien qu’on revoie l’élevage industriel concentrationnaire, qui constitue un véritable génocide animal ».
Sur France-Culture encore, en juillet 2002, un auteur italien est interviewé a propos du livre qu’il a écrit sur ce qui a précédé la Shoah et qui, sans en être la cause ou pouvoir l’expliquer, était un préalable indispensable à ce qu’elle puisse avoir lieu. Ce sont, nous dit-il, des choses qui ont marqué l’évolution en profondeur des mentalités. Il s’agit d’abord de l’invention de la guillotine, effort de rationalisation, quasi industrielle, de la mise à mort.
En second lieu il s’agit des abattoirs, qui au xixe siècle connaissent une rationalisation industrielle.
Ces deux phénomènes sont à rapprocher de la rationalisation et de l’industrialisation des moyens mis en œuvre pour réaliser la Shoah.
En 2003 une polémique s’est déclenchée en Californie à propos de la campagne publicitaire conduite par une association en faveur des droits des animaux, qui comparait la souffrance des animaux d'élevage à celle des victimes de l'Holocauste.
Cette campagne s'est attiré les critiques virulentes d'une importante association juive qui a dénoncé la « banalisation » de la Shoah. Le concepteur de la campagne a affirmé qu'il était juif et qu'il avait perdu plusieurs membres de sa famille dans les camps de concentration nazis. Il a déclaré s'être attendu à ces critiques. « Le fait est que tous les animaux ressentent la douleur, la peur et la solitude. Nous demandons aux gens de reconnaître que ce que les Juifs et d'autres ont connu pendant l'Holocauste est ce que les animaux vivent chaque jours dans les fermes industrielles ».
On peut m’objecter que ces références commencent à dater et qu’il n’est pas certain que ce ne fût pas un effet de mode passager. Je ne crois pas qu’il en soit ainsi. En janvier 2008 paraissait en français le livre de l’historien américain Charles Patterson intitulé : Un éternel Treblinka, des abattoirs aux camps de la mort. Sur le site de vente en ligne d'Amazon, dans « le mot de l’éditeur », on lit : Dans ce livre provocateur – que certains considéreront même comme scandaleux – mais courageux et novateur, l’historien américain Charles Patterson […] va jusqu’à établir un parallèle entre la façon dont l’homme traite les animaux d’élevage et la façon dont il a traité ses congénères pendant la Shoah. Cet ouvrage a fait l'objet de présentations et de débats dans des émissions de radio et dans des quotidiens tous fort honorables.
Si vous naviguez sur Internet, vous constaterez que ce rapprochement entre élevage, abattage des animaux et Shoah est encore d’actualité, et pas seulement chez les antispécistes, les végétaliens et autres adeptes du veganisme.
Pour le moment, de ce constat je ne tirerai aucune autre leçon que celle-ci : j’aimerais bien savoir ce que Claude Lanzmann et Elie Wiesel en pensent.
Mais j’y reviendrai dans un épisode ultérieur du feuilleton.
Primo Levi