Jean Bricmont est un physicien Belge, actuellement professeur de physique théorique à l'université catholique de Louvain. J’aime beaucoup Jean Bricmont quand il parle de science et d’épistémologie. Avec son collègue américain Alan Sokal, il a écrit un petit livre d’épistémologie sans prétentions, Impostures intellectuelles, absolument remarquable. La position des auteurs en faveur d’un « réalisme modéré » – qu’ils opposent au subjectivisme et au relativisme épistémologique ‒ ne peut-être, selon eux, au minimum, que celle des scientifiques et des philosophes des sciences, comme elle est celle de nous tous dans la vie quotidienne.
Le relativisme épistémologique prétend qu'il n'existe pas de propositions vraies puisqu'elles sont toutes relatives à un certain point de vue et qu'aucun point de vue ne jouit d'un statut privilégié.
Le subjectivisme philosophique estime qu’il n’y a pas de réalité objective car le sujet ne pouvant s’extraire de son esprit, la réalité ne peut être qu’une construction de son esprit.
Au relativisme épistémologique et au subjectivisme philosophique le réalisme modéré de Bricmont et Sokal répond par une formule frappante et incontestable (d'Alan Sokal) : « Quiconque croit que les lois de la physique ne sont que des conventions sociales est invité à essayer de transgresser ces conventions en se jetant de la fenêtre de mon appartement. (J’habite au 21e étage.) »
En simplifiant, on va dire que cette position épistémologique, fort raisonnable, est celle des rationalistes.
Cependant quand Jean Bricmont écrit : « La science moderne a permis d’élever les normes de ce qui peut être considéré un savoir véritable et, par là même, nous a permis de comprendre que le discours religieux est une pure illusion » on ne peut que devenir dubitatif. (Cf. article de Bricmont publié en décembre 2007 dans le quotidien Le Soir en cliquant sur http://imposteurs.over-blog.com/article-31735667.html )
L’amour, celui que l’on ressent pour son amoureux ou pour son amoureuse, ne relève pas de la science. Est-il pour autant pure illusion ? Ce n’est pas pour des raisons scientifiques que je suis amoureux de mon/ma partenaire. Le sentiment amoureux serait pure illusion si l’on suivait Jean Bricmont. Non, simplement l’amour ne relève pas du même ordre que la science.
Dans son livre Le capitalisme est-il moral ? André Comte-Sponville explique de façon très simple et très claire les différents ordres et en quoi c’est un non-sens philosophique de les confondre et une erreur dans la vie pratique de ne pas être capable de les distinguer.
Revenons à la religion vue par Jean Bricmont. Dans le même article du Soir Jean Bricmont écrit : En réalité, dans la mesure où les prescriptions religieuses nous paraissent morales, c’est uniquement parce qu’elles coïncident avec notre sentiment non religieux de bien et de mal et il en tire la conclusion que la religion n'apporte aucun éclaircissement sur le bien et le mal.
Cette proposition me paraît erronée. Si nous avions un sentiment non enseigné, non transmis, du bien et du mal, il serait donc inné. Si ce sentiment était inné, on a du mal à concevoir qu’il n’ait pas été commun à tous les hommes. Donc les différentes religions auraient dû enseigner à peu près la même morale. Il n'en est rien.
L’histoire et l’anthropologie le montrent à l’envie, il y a presque autant de morales que de religions.
Un exemple parmi beaucoup d’autres : dans la religion des Aztèques le sacrifice humain était non seulement admis moralement mais même recommandé. Dans toutes les religions modernes le sacrifice humain est religieusement interdit et moralement « spontanément » condamné.
On pourrait multiplier les exemples.
Le cannibalisme animiste a été proscrit aux îles Salomon par l’action des missionnaires chrétiens et le cannibalisme est devenu aujourd’hui un sujet tabou chez les habitants de ces îles, car l’évoquer ranimerait des haines entre les descendants de celui qui a été mangé et les descendants de ceux qui l’ont mangé.
Jean Bricmont prétend que la religion n’apporte aucun éclaircissement sur le bien et le mal. Dans le sens scientifique du mot éclaircissement, personne ne le conteste, car personne n’a jamais pensé que les règles morales pouvaient être déduites de la connaissance scientifique. Mais si, dans ce sens restreint, la religion n’apporte pas d’éclaircissement sur le bien et le mal, elle a toujours apporté un enseignement. Cet enseignement n’est ni sans effet pratique ni sans valeur. De ce point de vue il n’est pas possible de renvoyer les religions au monde des superstitions et des illusions. Sur la question du bien et du mal, les religions sont porteuses d’enseignement et de sens, donc d’éclaircissement. On peut, et on doit, discuter ces éclaircissements, mais on ne peut nier qu’ils existent et renvoyer à une morale prétendument spontanée et portée en tout homme, depuis toujours et pour toujours.
Sur ce sujet, l’anthropologie nous en apprend bien plus que le rationalisme étroit de Jean Bricmont.
René Girard
À suivre…
Bibliographie
Alan Sokal, Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Le Livre de Poche, biblio essais
André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ? Éditions Albin Michel
Le discours de réception à l'Académie Française prononcé par Michel Serres en réponse à celui de René Girard est une excellente introduction à l'œuvre de ce dernier. On peut le lire en cliquant sur :